Un essai brillant sur les bibliothèques des romanciers, voici l’une des parutions insolites, courageuses et intimistes de l’année 2014 : Le Roman de la bibliothèque de Daniel Ménager. Professeur émérite à l’Université Paris X Ouest-Nanterre-La Défense, reconnu pour ses éditions critiques (parmi d’autres, celle des œuvres de Ronsard), Daniel Ménager reste l’un des meilleurs spécialistes de la Renaissance. Après avoir pris sa retraite, cet encyclopédiste d’une rare culture continue à faire des vagues; des vagues littéraires, certainement. L’un après l’autre, d’autres livres paraissent, signe que M. Ménager, délivré des contraintes universitaires et disposant à loisir de son temps, se penche aussi sur des thèmes préférés: La Renaissance et le rire (1995), Diplomatie et théologie à la Renaissance (2001), La Renaissance et la nuit (2005), La Renaissance et le détachement (2011) et L’Incognito, d’Homère à Cervantès (2009).
Et le chemin de l’originalité continue sur le même mode, celui de l’érudition. Dans son cabinet de travail, Daniel Ménager semble vouloir nous inviter à prendre part à ses passions, à ses questionnements, à ses plaisirs littéraires, à ses voyages dans la culture qu’il maîtrise avec tant d’audace, de simplicité et de saveur. Cet essai sur les bibliothèques privées s’ouvre aussi sur le monde si varié d’un chercheur pour lequel la passion et l’érudition deviennent une marque de fabrique: la fabrique du littéraire.
Au fil de ses 336 pages, ce livre sur les bibliothèques des romanciers (bel succès, car il a eu un deuxième tirage!) est une invitation au voyage. Un voyage chez les autres, thème cher aux amoureux de la Renaissance, à une seule différence: cette fois-ci on connaît ces autres car on a lu au moins un de leurs œuvres. Ce sont les romanciers qui se dévoilent sous la plume de Daniel Ménager, dans leur espace privé de la bibliothèque, lieu de création, de lectures, d’amours, d’interdits ou de secrets à jamais cachés. Il faut certainement avoir une très belle culture littéraire pour vouloir le lire, et une passion réelle pour en retenir des dates, des places, des noms et des jugements critiques. Fouillé, Le Roman de la bibliothèque recourt plutôt à une méthode diachronique et thématique : la bibliothèque chez les romanciers du XVIIIe au XXe siècle. Dans l’intimité de ceux qui écrivent pour être publiés, de préférence, dans ce lieu sacré où, quelquefois, un apparent désordre ordonne le monde du romancier, les secrets s’accumulent. Les mondes s’entremêlent avec rapidité, les époques se confondent à loisir et les plaisirs, même ceux interdits, s’invitent au festin quotidien du propriétaire.
Construit sur des oppositions prolifiques, Le Roman de la bibliothèque part du général pour s’arrêter aux spécificités des bibliothèques privées. L’utopie et sa construction, ce sont les premiers indices d’une bibliothèque car le lieu, devenu idéal, est celui de la lecture. La relation entre le lecteur et son espace devient de plus en plus proche et chacun façonne, visiblement ou pas, l’autre. C’est pour cela que les différences entre ces espaces privés parlent du destin du propriétaire.
Mécène et Cicéron possédaient des milliers de manuscrits, bien rangés dans leurs bibliothèques, mues en espaces de lecture. Au Moyen Age, les monastères sont réputés pour leurs livres : consultés, copiés, enluminés, ils étaient déposés dans des bibliothèques ouvrant l’accès à tous les désireux de culture. A ne pas oublier : c’est l’époque où la culture n’appartient qu’à une poignée d’initiés, la démocratisation de la culture étant une invention des temps modernes. Si l’intimité n’y existait pas, au contraire la bibliothèque abbatiale était aussi le lieu de la lectio divina : Ora et labora fonctionnait à merveille.
Déjà à la Renaissance les choses changent. L’Italie remporte la palme, car les villes regorgent de bibliothèques et de toute sorte de richesses. Seul, le propriétaire s’adonne à la lecture, «l’otium lettré» fait son apparition. La bourgeoisie en fera un état de grâce : James, Wilde et Proust en témoignent dans leurs œuvres. Saint Jérôme, le traducteur de la Vulgate, est le fameux personnage qui trône dans la peinture ornant la bibliothèque: il est, lui-aussi, dans son cabinet de travail.
Pour Montaigne et pour Edgar Poe la bibliothèque est tout, donc aussi le lieu où l’amour prend forme et la réflexion naît, l’imagination s’envole et les utopies se diversifient. James, Pirandello, Swift, Wilde et, de nouveau, Poe s’intéressent à cet espace comme au temple de la libido, en dévoilant le monde sous ses aspects de connaissance, de domination et de sentiments (libido sciendi, libido dominandi et libido sentiendi).
La bibliothèque cache des secrets, mais les fruits défendus s’y dévoilent des fois. Chez Cendrars et Mauriac elle est une occasion de désobéissance et d’initiation vers le monde des adultes. Sartre, Gide et Green gardent l’image de ce temple de l’enfance comme l’espace de l’intimité à défendre, y compris avec son cortège d’interdits. Chez Nabokov et chez Stendhal c’est l’amour qui s’y immisce. Mathilde de La Molle recommence à vivre dans une bibliothèque, à côté de Julien Sorel; on en connaît l’histoire et ses fins. Elle est, d’ailleurs, la seule figure féminine d’exception que Daniel Ménager met en évidence dans cet essai sur les bibliothèques, un essai sur le monde des hommes.
Le dernier chapitre, le sixième, sur la ferveur et le désenchantement, est construit sur le même mode de l’opposition: un arc temporel d’une fameuse bibliothèque, celle du Nom de la rose de Umberto Eco à celle de Murakami. Pour les amoureux de la culture de la Renaissance une visite guidée dans le roman du sémioticien italien est plus que précieuse; la lecture, une forme de déambulation dans le labyrinthe, devient dans les pages du Nom de la Rose une certitude de la compréhension du monde dans ses détails les plus cachés. Pour ceux qui adorent Murakami (oui, il y en a, car le plus fameux des Japonais est devenu nobélisable), la découverte prend le chemin du postmodernisme : Kafka sur le rivage dévoile le difficile trajet de l’identité et ses jeux incessamment mis à l’épreuve de l’âge.
Un essai d’une rare érudition, comme un voyage dans une forêt où la première clairière donne sur une autre, des romans et des écrivains disposés en cercles concentriques ayant pour noyau la bibliothèque privée, Le roman de la bibliothèque de Daniel Ménager redéfinit aussi un autre mode de faire la lecture du monde. Le goût du détail significatif s’ajoute à celui du signe de la certitude, comme si une merveille, de Montaigne et Rabelais à Eco, ou de Pic de la Mirandole et Italo Calvino à Proust, prenait naissance à chaque instant dans la bibliothèque du chaque penseur de monde.
Daniel Ménager, Le Roman de la bibliothèque, Les Belles Lettres /Essais, Paris, 2014, 336 pages.