Le fantomatique est-il une catégorie esthétique ? Peut-on faire appel au fantôme qui hante la culture pour fonder une telle esthétique ? Si on prend en considération l’essai de Sébastien Rongier, Théorie de fantômes, paru chez Les Belles Lettres, on pourrait avoir des résultats palpables à ces questions.
Une étude des détails qui construisent cette véritable histoire du fantôme, ouvre rapidement les portes de plusieurs points de vue, déjà arrêtés, car la problématique du fantomatique devient « d’abord l’occasion d’une réflexion de notre rapport à la mort et à ses figurations possibles » (p.12). Mémorable et original, frappant et plein de références culturelles, voici les quelques traits de cet essai qui se donne pour but de relever les constantes et les fluctuations du fantomatique dans l’histoire culturelle.
Mémorable car on arrive à se poser rarement de telles questions sur les fantômes sans tomber dans les noirceurs d’un mysticisme révolu. Cette fois-ci l’auteur nous conduit sur les chemins de la connaissance du fantôme des philosophes grecs (Aristote, Platon et Spinoza), des modernes comme Derrida, Barthes ou Proust, des grands écrivains comme Homère ou Shakespeare ou d’un Kubrick. Dante, Boccace ou Boticelli participent eux-aussi à cette définition par les œuvres (écrites ou picturales) du fantomatique comme catégorie esthétique.
Original, car le fantôme est cherché dans ses apparitions et ses définitions non seulement dans des domaines comme la littérature, mais aussi dans l’art, le cinéma, les technologies et la vie quotidienne.
Frappant, car le fantôme fait plutôt figure de témoin d’une existence qui mène inexorablement vers la mort. Quoi de plus effrayant qu’un tel témoin qui revient parmi les mortels, qui transmet des signes ou des signaux de l’au-delà et qui ne se laisse pas saisi dans une forme bien définie et unanimement reconnue : « Il se montre pour se raconter, demander une aide ou dire sa condition » (pp.12-13). La diversité des références culturelles dévoile l’implication du fantomatique dans les coins et les recoins des questions de tout genre de l’humanité.
Ce fantôme n’est pas une invention des littérateurs, mais de l’esprit humain qui ne trouvant pas une réponse adéquate à la question sur la disparition du corps se forge l’idée d’un spectre : ni corps ni ombre, donc dans un espace liminaire entre le monde connu des vivants et celui inconnu, des morts. La revenance devient une passerelle théorique pour voir l’invisible, pour participer à la vie physique par le biais d’un regard philosophique. Un premier exemple est tiré des Lettres de Pline le Jeune. Celui-ci raconte l’histoire d’une maison hantée à Athènes, qui recueillit le philosophe Athénodore. Celui-ci, au lieu de fuir comme l’avaient fait ceux ayant habité la même demeure, veut trouver une solution à cette forme spectrale. Les citoyens apprennent la vérité selon Athénodore et prennent des mesures : ils font construire une sépulture à un homme mort dans la maison hantée des Mânes n’ayant pas trouvé leur véritable lieu. Donc, les Mânes hantaient la maison d’Athènes pour signaler aux mortels qu’un des leurs n’avait pas de sépulture.
Voir, voici ce que le cadre de ce récit de Pline le Jeune impose par l’image fantomale. Il faut apprendre à voir l’invisible : « Le fantôme devient l’image d’un problème à résoudre pour retrouver un équilibre. L’enjeu du récit d’apparition est de comprendre les causes de la mort et de pallier les manquements, les erreurs ou tout simplement l’oubli » (p.14).
L’instrument de la peur ou l’actualisation du vide ? Le philosophe en question n’est pas seulement un enquêteur perspicace, mais aussi un homme de la Cité. Il trouve la solution de l’énigme et la révélation remet de l’ordre dans le monde. La Cité retrouve son ordre et sort du chaos imposé par le fantôme. L’état fantomatique « est d’abord lié à une mort contrariée, à une mort problématique » (p.15), donc la perspective est anthropologique : une inadéquation entraîne un bouleversement dans l’ordre du monde. Pour chaque héros grec le renom et une mort respectée et respectable sont l’impératif d’une vie. Achille est la figure emblématique d’un tel héros. L’oubli ne le touche pas, donc il correspond à l’image de tout citoyen grec sur une vie glorieuse. Hector, par contre, était en train d’être outragé au-delà de sa mort mais la négociation entre Achille et Priam occasionne à Hector une sépulture échappant le héros à l’oubli, à l’outrage, à un possible fantôme qui hante les vivants.
L’étymologie illumine aussi cette relation entre le fantôme et l’image, donc son apparition. Des trois termes grecs, le plus important et le plus utilisé est eidôlon : image et fantôme. Mais « par glissement, le terme définit l’imagination », « un visible du second degré » (p.20) qui peut être aperçu par la mémoire ou par l’imagination. Le latin opère une première réduction car le terme imago renvoi au double, à l’imitation, à la bifurcation sémantique : une image réelle et une image spectrale. Donc le terme imago est « bifront » (p.22). Une analyse étymologique détaillée dévoile la richesse sémantique du fantôme ainsi que les développements du terme au fil des siècles.
Une philosophie du double ? La représentation de la réalité joue sur une dialectique du visible et l’invisible par le fantôme se définit par rapport à ce premier terme. Les arts plastiques figurent le mieux cette place de l’état fantomatique dans la représentation. Le fantomatique reste entre deux mondes, voici une définition du stade liminal du concept : « Le fantôme, comme tension dialectique du visible et de l’image, se tient dans l’entre-deux de cette proposition, entre le désir (le phantasme) d’une (re)semblance et son effondrement par sa présence même en tant qu’image » (p.28).
Eurydice incarne peut-être cette image du fantôme. Vers Orphée, donc vers la sortie, vers l’incarnation, elle s’arrête à cause d’une faute. La catabase ratée d’Orphée définit cette impossibilité de l’image fantomatique de prendre corps. Humanité a des actes manqués et le fantôme en fait partie.
La culture chrétienne valorise l’état fantomatique. Le Purgatoire est la meilleure représentation de cet état : entre le Paradis des élus et l’Enfer des damnés il y a le lieu d’une attente. Ni définitivement damnée, ni définitivement innocentée, l’image du fantôme hantera l’imaginaire chrétien comme une figure d’un état à ne pas identifier à son propre destin. L’anthropologie prolonge cette esthétique du Purgatoire.
L’avant-dernier chapitre est consacré à cette esthétique cinématographique qui a su mettre à profit une catégorie existante depuis longtemps dans l’histoire du monde. Le fantôme, avec ses diverses manières de signaler sa présence à l’image, reste toutefois défini, dans le cinéma, par la voix. C’est la voix qui singularise les fantômes au cinéma.
Un vrai manuel d’hantologie, dans l’histoire culturelle du monde, depuis l’Antiquité jusqu’au cinéma moderne, le livre de Sébastien Rongier peut être lu comme un voyage dans l’histoire de nos interrogations. Cela puisque, dans l’état fantomatique, cette catégorie esthétique rarement étudiée, il y a quelque chose du refus de l’humanité de repousser la mort. Le fantomatique renvoie à la mort, à une paradigmatique fuite de l’humain de ses hantise. Le fantôme hante et de ce croisement des mondes ce sont les arts plastiques qui ont rendu le mieux le questionnement, la peur, le spectral et le sens anthropologique. Le fantôme est un double qu’on n’aime pas voir mais dont on ne pourrait pas s’en débarrasser. Une belle bibliographie conclut ce charmant livre ; ceux qui en veulent davantage ont une invitation directe à leur quête du fantomal, du sens caché depuis l’histoire du monde, sens qu’on aperçoit dans l’image. Celle-ci définit le fantôme comme absence car l’image est une présence, une immédiateté.
Sébastien Rongier, Théorie des fantômes. Pour une archéologie des images, coll. Essais, Les Belles Lettres, 12 février 2016, 240 pages.
(sursa foto: unica.ro)