Eduard Florin TudorEduard Florin Tudor
08.02.2016

Marcel Proust des regards

Dans la collection Nouveaux regards du Magazine littéraire une série d’écrivains et de penseurs est mise à la disposition des lecteurs. La personnalité, littéraire ou philosophique, ou un concept (la guerre ou les Lumières), se redéfinit grâce aux regards nouveaux des lectures passionnées et avisées des meilleurs des spécialistes. Depuis 2012, plus d’une dizaine d’ouvrages appartenant au genre biographique sont parus dans ce vrai «Magazine littéraire de poche»: Albert Camus, Stefan Zweig, Socrate, Roland Barthes, La fin des certitudes, Montaigne, Jean-Paul Sartre, Charles Baudelaire, Marguerite Duras et encore d’autres.

Une biographie parue en 2013 et consacrée à Marcel Proust réunit des études qui témoignent de la richesse de l’œuvre d’un auteur considéré par d’aucuns comme assez difficile à cerner et surtout à comprendre. Des regards nouveaux se sont posés au fil du temps, durant un siècle, sur le cycle romanesque A la recherche du temps perdu. Les contributions des auteurs, la plupart fameux à leur tour, déchiffrent des énigmes pour faciliter une meilleure compréhension de l’œuvre de Proust.

madeleinedeproust

Laurent Nunez, dans l’Avantpropos, sous un titre renvoyant à une réplique biblique durant une merveille christique, Et Proust se leva, se propose de démontrer que la lecture du fameux roman proustien de plus de trois mille pages est possible. Malgré, bien sûr, l’opinion assez répandue sur l’ennui que le lecteur devrait vaincre à chaque phrase lue, à chaque page parcourue. L’analyse de Nunez tourne autour de la phrase de début qui a fait couler des fleuves d’encre: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.». En apparence, il s’agit d’une simplicité déconcertante; Marcel Proust s’attache au principe d’une certaine fluidité qui suppose l’expression simple cachant le compliqué. De plus, le décousu, une marque ayant été apposée sur ce roman proustien par un bon nombre de critiques, serait annulé par la relation entre le titre, A la recherche du temps perdu, et l’adverbe ouvrant cette phrase, longtemps. L’œuvre d’un couturier (Marcel Proust), comme une «belle robe, soignée, longue, à la traîne immense» (p.8), a besoin d’un terme, temps, qui clôt «l’œuvre comme un diamant en diadème». Longtemps définit le roman, la circularité et la relecture exigée: «il joue le rôle d’un fermoir» (p.8). De plus, ouvrant un énoncé au passé, l’adverbe l’annule; l’astucieux romancier, si on préfère appliquer ici la «figure Moussu» de Barthes, éloigne le lecteur d’une plongée dans le passé et le dirige vers le présent de la narration: «c’est le présent qui vaut mieux que le passé» (p.8).

L’apparition du «je» dans cette ouverture du roman marque la fiction, mais il ne s’agit nullement d’une autobiographie ou peu s’en faut, car le personnage, tel que le lecteur le voit souvent, rappelle l’auteur et ses écueils. Proust aura toute une vie pour lutter contre cette identification. Dans une lettre adressée à Gide, il regrette l’utilisation de ce « je » (des deux marqueurs égophoriques, je me), car «Son je d’ouverture lui paraissait un il déguisé.» (p.10).

Oiseau de nuit, Proust ne se couche jamais de «bonne heure». Laurent Nunez, détaillant les sens cachés de cette première proposition, offre une clé de lecture de l’œuvre proustienne : «A présent, je vais me coucher par écrit.» (p.12). Une phrase à comprendre dans ses nuances seulement après la lecture du roman, une phrase qui renvoie aussi à l’acte mémoriel de cette biographie: Nunez ouvre l’interprétation aux sens infinis de l’univers proustien et invite les autres contributeurs à en faire autant. Ce qui se passe, d’ailleurs, au fil des pages.

Le premier chapitre, Entrer dans La Recherche, propose des pistes qui éclairent le lecteur et l’encourage à lire le roman, donc des outils du laboratoire de l’écrivain. Il faut préciser l’importance de l’année 1913 pour la fortune littéraire de Proust: c’est l’année de la parution de son premier roman, Du côté de chez Swann, chez Grasset, à compte d’auteur, le 14 novembre 1913. Jean Roudaut, se penchant sur les débuts de Proust de ce point de vue de la parution, refait le parcours de l’auteur et détaille les difficultés de ces années : le roman est refusé par Gallimard, puis après la parution, le Goncourt ne lui est pas attribué, comme Proust l’aurait désiré. Chagrin après chagrin, des critiques injustes dans les journaux, des amours finissant en désespoir: il remportera le Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleur, en 1919, trois ans avant sa mort. Comme la guerre commence en 1914, tout projet d’édition chez Gallimard est arrêté. Mais, des fois, l’exceptionnel naît des inaccomplissements, c’est ce que propose Roudaut en guise de conclusion: «Il s’ensuivra une amplification de l’œuvre : la littérature se nourrit, aussi, de la douleur» (p.20).

Antoine Compagnon, dans son analyse, La Recherche à hauteur d’homme, se penche sur la possibilité de parcourir l’univers proustien, en laissant de côté les idées reçues sur les phrases prolixes et trop longues, sur les mille pages dont une partie comporte de longues descriptions et sur les méandres de la vision romanesque: «Le livre que nous tenons en main est contingent, inachevé; il a été interrompu par l’imprimeur pour les premiers volumes, par la mort de l’auteur pour les derniers. Il a été, pour ainsi dire, bâclé.» (p.36). Compagnon attire l’attention que Proust revient sur ce qu’il écrit, qu’il a le sens de cette démarche difficile (écrire son roman) et qu’il s’est épuisé, des années durant, pour achever son travail. Ce n’est pas pourtant chose inhabituelle dans l’histoire de la littérature car Montaigne, lui-aussi, a écrit ses Essais en vingt ans, de 1572 à 1592: «Proust, lui, fonçait.» (p.36).

De plus, les changements opérés ont éloigné l’auteur et son roman de «la doctrine initiale»: Proust, comme l’avoue, aurait écrit la fin en premier, mais après des années de travail, le programme initial n’est plus respecté. Antoine Compagnon le souligne, en insistant sur cet «inachèvement» qui contribuerait à l’originalité du roman: «Non pas que toutes les œuvres imparfaites soient promises à la postérité, bien entendu, mais celles qui portent en leur cœur un ratage magnifique, la contradiction par rapport à tout dessein qui est la vie même.» (p.37). De plus, Compagnon compare la fin de ce roman à celle d’un Flaubert ou d’un Kafka : Le recherche s’achève dans une note comique, sur «une apothéose», tandis que les autres finissaient mal. Marcel Proust a trouvé l’astuce qui gomme les imperfections, «le truc qui lui permettra de surmonter son impuissance d’écrivain et de réaliser son œuvre, probablement celle que le lecteur a en main.» (p.37). Compagnon souligne l’importance de ce roman, au-delà de toute imperfection, car les grandes lois de la vie y trouvent place. Une lecture morale d’un roman subjectif, des «illusions subjectives», elles aussi, fonctionneraient comme une sorte de pharmakon de la condition humaine moderne: «Il est bon de lire Proust pour se guérir du narcissisme et du mimétisme.» (p.41).

Le deuxième chapitre groupe des contributions sur les réalités de ce «roman inquiétant». Philippe Sollers se penche, en écrivain ayant le sens aigu de la description, sur les métaphores végétales chez Proust: la vie demande aussi la jouissance. Vivre en écrivain, décrire la vie telle qu’elle est, c’est l’apanage d’un personnage audacieux: Marcel Proust l’est, à part son goût prononcé pour l’originalité. Et une belle définition de l’écrivain que Sollers nous livre en toute simplicité: «un romancier est quelqu’un qui a vu, au moins deux fois, quelque chose qu’il ne devait pas voir, et qui en triomphe.» (p.90).

Le troisième chapitre est consacré à la géographie proustienne: sur le Paris de Proust écrit Jean Plumyène, sur les voyages de Cabourg à Balbec c’est Thierry Laget qui nous soumet ses analyses, et Jean Blot se penche sur cette Venise des amours. Le dernier chapitre comporte des documents qui pourraient éclairer soit la personnalité de l’écrivain, soit son œuvre. Luchino Visconti se prête à un entretien, Michel Leiris offre des notes sur Proust et Georges Perec se passionne en 35 variations sur un thème de Proust, celui de la célèbre phrase proustienne, analysée d’ailleurs au début de cette autobiographie par Nunez. Admirons un écrivain, Perec, qui soumet à son art un «noyau» de Marcel Proust, sur des notes possibles et, des fois, d’un comique de bon aloi:

«34 Alexandrin

Fort longtemps je me suis/couché de très bonne heure

35 Interrogation

Je me serais longtemps couché de bonne heure?

Nous laisserons le lecteur en proie à cette douloureuse question.» (p.152).

La biographie a un riche dossier «Repères»: une chronologie, une bibliographie sélective et la présentation des contributeurs.

Marcel Proust nous «prend» au fil des pages. La lecture de son cycle romanesque pourrait nous paraître difficile. C’est pour cela qu’une telle biographie qui essaie de proposer des pistes de réflexion est plus qu’utile. Un bon exemple de lecteur piégé serait Roland Barthes; il essaie d’éclaircir une énigme de Proust, voire son changement de vie et de vision en septembre 1909. Barthes veut en trouver la réponse et invite les lecteurs de Proust à accepter le défi d’un écrivain énigmatique : « En somme pendant ce mois de septembre, il s’est produit en Proust une sorte d’opération alchimique qui a transmuté l’essai en roman, et la forme brève, discontinue, en forme longue, nappée. » (p.126). Tout comme chaque biographie d’ailleurs qui dévoile pour voiler encore plus les sens d’une œuvre ou d’un écrivain. C’est à chaque lecteur de trouver son propre chemin.

Laurent Nunez et alii, Marcel Proust, Le Magazine Littéraire, coll. Nouveaux Regards, Sophia Publications, 2013, 175 pages.

535

Foto de pe magazine-litteraire.com