Eduard Florin TudorEduard Florin Tudor
13.02.2017

La curiosité, entre éducation et recherche

La curiosité, quels sont ses modes de réappropriation des savoirs et du redéploiement d’une autre vision sur le monde ? La curiosité comme façon de redécouvrir l’univers connu, de le confiner dans le savoir véhiculé, dans un espace consacré aussi et de parcourir d’autres chemins, plus obscurs à la recherche des nouveautés ? Texte et image, écriture et description visuelle, des modes de communication entre le savant et le monde, par l’appropriation, maintes fois réussie, de l’inconnu inquiétant, ce sont quelques traits qui rapprochent les études du volume dirigé par Franck Lestringant, après le colloque du 08 mars 2007, tenu à Paris, au Centre de Recherche V.-L. Saulnier. Le titre, même académique, rappelle le goût des anciens pour les objets inouïs ainsi que la part de l’homme moderne dans la constitution d’une vraie histoire de la curiosité : Le Théâtre de la curiosité (XVI-XVIIe siècle).
L’esthétique de la curiosité prend une tournure nouvelle grâce aux points de vue mis à l’œuvre. En premier, il s’agit d’un théâtre comme lieu de la représentation de l’objet soulevant la curiosité, les solutions étant plurielles, car la diversité des curieux y marque son empreinte. Puis, la théâtralité apparaît comme relation entre les personnages qui communiquent la curiosité, qu’ils soient des collectionneurs passionnés ou des savants ayant la science de la mise en scène du savoir. En troisième, la curiosité ayant des formes visibles incite à un déploiement de ceux qui se posent des questions sur la grande scène de la culture. Pour ceux qui écrivent à la Renaissance ou à l’époque classique, observer et analyser tout ce qui paraît curieux à leurs yeux, c’est prendre position, faire preuve de grandes connaissances dévoilées aux lecteurs et parcourir des étapes de mise en scène de leur propre savoir.
D’ailleurs, dans la première étude, Franck Lestringant insiste sur cette idée d’ouverture, et c’est le théâtre qui l’assume, mais du point de vue de la perspective et non d’une quelconque mise en scène savante invitant les spectateurs à la disposition de leur sentiment en fonction de l’objet soulevant la curiosité. Le même chercheur refait le chemin de cette relation entre l’objet et le spectateur, en rappelant que derrière un esprit curieux se cache un rapport au singulier et au non-dit invisible qui prend la formes, teintes d’hétérogénéité, du visible dans les cabinets de curiosité. Franck Lestringant, dans la même étude « L’ouverture du théâtre », décrit trois de ces cabinets de curiosités et refait les relations des savants, grâce à leurs descriptions dans les livres, avec un certain exotisme qui touche au sacré et qui prend le trajet d’une réappropriation des souvenirs immémoriaux. Le pourquoi du monde à l’époque de la Renaissance se glisse dans l’objet montré et admiré pour offrir un essai d’interprétation ou d’évaluation de l’inconnu inquiétant.
Dans la même étude, Lestringant décrit les premiers apparitions de la curiosité sous la forme de la relique qui n’est ni une invention chrétienne ni une spécificité des temps modernes. L’Antiquité, et Pline dans L’histoire naturelle donne des exemples, a connu cette relation avec l’objet curieux : les arêtes du monstre marin en relation avec le mythe d’Andromède apparaissent pour répondre aux questions des anciens sur le rapport entre la réalité (le monstre, dans ce cas) et la fiction (le mythe). La Réforme a désacralisé ce rapport, après un millénaire de christianisme qui a monopolisé la relation entre l’homme et Dieu, car la relique est chassée du quotidien festif du croyant pour entrer dans les cabinets des savants et des passionnés. Le « diffus » (p.8), comme trait de la nouvelle relation instituée, abolit les frontières et devient une réalité du nouvel ordre : l’homme est à la recherche de la totalité, donc du commencement auquel manquait l’inquiétant et tout était domestiqué. Le livre, les illustrations et le cabinet, ce sont trois points suivis par Franck Lestringant dans ces analyses sur des savants comme Thevet ou Palissy. Par exemple, concernant Thevet et sa Cosmographie, l’universitaire distingue entre le désir d’écrire les objets en s’appuyant sur des illustrations plus qu’intéressantes et l’interdiction de découvrir au public la collection du cabinet de curiosités. Une frontière entre le visible et l’invisible, entre le permis et l’interdit équilibre le rapport du savant comme passeur de savoir, au monde et aux merveilles qui la caractérisent.
Thomas Hunkeler,  dans son étude « Une épopée du „Curieux pouvoir”. Le Microcosme de Scève entre Virgile, Dante et Reisch », refait le parcours de la relation entre le texte de Scène et les repères hypotextuels de l’Enéide et de la Divine Comédie. Le poète définit, grâce aux ailes du vers, la volonté de l’humanité de tout connaître et de tout décrire, depuis l’Antiquité. La question de la foi se pose en contrepartie avec ce désir de tout. Le poète humaniste, par rapport aux héros antiques, comme Hercule ou Romulus, s’attache au « labeur » et son mérite est d’autant plus grand – le sonnet d’ouverture le souligne –  que les mondes dévoilés gardent leur signe d’inaccessibilité. De plus, son « labeur » rappelant celui d’Hercule, se concrétise dans un  poème de plus de trois mille vers. L’homme et son travail, ses expériences et les autres façons de voir le monde restent au cœur du poème et des préoccupations littéraires de Scène. C’est un humaniste qui écrit, donc la curiosité fait partie de ses armes, de ses idéaux et de ses mises en scène.

Curiosité. PHOTO

Un troisième article, écrit par Sylvie Lefèvre « L’invention de l’espace de curiosité. La marge et le cadre dans les livres manuscrits de la fin du Moyen Age et du premier XVIe siècle », est une plongée dans la textualité, à partir du concept de « marge » comme univers des curiosités. Il est certes que cette curiosité textuelle de celui qui écrit, peut être mise en relation avec le vrai « cabinet de curiosités » et le livre, par cette marginalité travaillée, devient un espace de communication et « le lecteur-spectateur est confronté à de curieux objets du monde » (p.32). L’étude comprend des exemples de textes, et les livres de dévotion en font partie, qui ont pour but de démontrer que le livre devient espace en lui-même, un vrai musée, un décor où le monde se dévoile dans une autre lumière, celle qui transmet l’intériorisation de la prière : « Ce que la peinture réussit à mettre en lumière, c’est l’intériorisation par la prière de cœur à quoi invitent les textes et les pratiques de piété » (p.44).
Le quatrième article d’Andreas Motsch « La collection des mœurs de Joannes Boemus ou la mise en scène du savoir ethnographique » est une relecture ethnographique d’un grand livre, très à la mode dans toute l’Europe, publié en 1520  et écrit par Boemus : « Omnium gentium mores, leges & ritus ». Ce qui étonne d’abord, c’est la rigueur du spécialiste qui classe et synthétise ce que le monde connu avait retenu des connaissances. Puis, cette classification est duale, car il s’agit d’un monde païen avec sa science et le monde chrétien avec ses nouvelles formulations de la variété et de la diversité ethnographique du monde sous le signe de la corruption morale d’où des changements : « Ne plus pouvoir voyager limite – littéralement ou métaphoriquement – l’horizon, une limite que l’humaniste Boemus peine à accepter puisqu’elle promeut l’ignorance. » (p.61).
Un cinquième article, celui écrit par Delphine Trébosc « Ordre d’’exposition et représentation du savoir dans les collections de raretés de la renaissance française » refait la relation entre l’espace des cabinets  dans trois collections et la façon dont les gens à la Renaissance classifie le savoir. De plus, des définitions de l’art apparaissent déjà « dans un espace analogique et topique » (p.75). L’auteure souligne l’importance du cabinet de raretés d’Antoine Agard pour ceux qui vont ouvrir les portes des musées aux visiteurs, des siècles après, en explorant « la piste d’un monde éclectique du savoir sur l’art » (p.75). L’art qui est en train de s’autonomiser et « le jugement esthétique » disposent un autre regard sur la curiosité des collectionneurs et des visiteurs.
Plusieurs autres études contribuent à l’image éclectique de l’ouvrage selon le modèle d’un vrai cabinet des curiosités. Plusieurs traits du recueil pourraient être retenus : la variété des communications, le sens du détail dans les analysés, les visions spécifiques sur les changements du savoir à la Renaissance et une incessante volonté de connaître et de vouloir classifier. Entre le monde connu et celui deviné, entre la chronologie des découvertes et la refonte des histoires de raretés, la recherche acquiert elle-même un statut de cabinet de curiosités : on ne sait jamais sur quel sujet on tombe en feuilletant le livre de la connaissance.

Franck Lestringant (dir.), Le Théâtre de la curiosité (XVI-XVIIe siècle). Actes du Colloque international du 8 mars 2007, Centre de Recherche V.-L. Saulnier, Paris, PUPS, coll. „Cahiers Saulnier”, 2008

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